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Le dol vendeur a vécu ; place au dol acheteur !

Compte tenu de la sophistication et de la professionnalisation des process d’acquisition depuis plus d’une décennie, prétendre avoir été trompé ou mal informé est devenu de plus en plus difficile. Mais le dol peut aussi être évoqué par le vendeur, ce que l’on a tendance à oublier. Face à la rouerie d’un acheteur averti, le vendeur charmé mais trompé n’est pas aussi démuni qu’on le croit.

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Philippe Rosenpick et Sidney Lichtenstein, RK Rosenpick et Associés

Le dol est prévu par l’article 1137 du Code civil en ces termes : constitue un dol « le fait pour un contractant d’obtenir le consentement de l’autre par des manœuvres ou des mensonges » ou « la dissimulation intentionnelle par l’un des contractants d’une information dont il sait le caractère déterminant pour l’autre partie ».

Le dol peut être invoqué à l’encontre de tous les contractants. Appliqué aux opérations de M&A, c’est surtout l’acquéreur qui invoque le dol tandis que la jurisprudence condamnant un acquéreur pour dol est quasiment inexistante. Cependant, la sophistication des process en matière d’acquisition rend le « dol vendeur » de plus en plus improbable. En effet, le dol, qui trouve ses racines dans le comportement déloyal et dans l’occultation volontaire d’informations déterminantes, a de moins en moins de possibilités d’exister au fur et à mesure de la professionnalisation des opérations de cession par la market practice :

- Recours à des intermédiaires financiers qui, de nombreux mois avant le lancement de l’opération, vont passer l’entreprise au crible pour adresser aux acquéreurs potentiels une information en principe fiable et non trompeuse (l’info mémo), afin de leur permettre de formuler une offre ;

- Établissement d’audits par le vendeur (vendor due diligence) dans les principaux domaines : finance, comptabilité, fiscalité, juridique et stratégique. Des notes sont également souvent rédigées par les conseils du vendeur sur les sujets sensibles afin de « déminer » en amont alors que l’on est encore en période de concurrence entre les candidats acquéreurs, et de permettre l’obtention d’une offre de prix la plus fiable possible ;

- Organisation de séances de questions-réponses (les Q&A) avec les conseils respectifs de l’acquéreur et du vendeur ; parfois des centaines voire des milliers en fonction de la taille de l’opération ;

- Établissement d’une data room fournie dans tous les domaines de manière à permettre à l’acquéreur et à ses conseils de se faire la meilleure idée possible de la cible, de ses activités et de ses risques avérés et potentiels ;

- Limitation des garanties autant que faire se peut, le contrat de cession précisant souvent que « l’acquéreur a pu poser toutes les questions qu’il souhaitait et a réalisé l’acquisition en connaissance de cause, s’estimant pleinement satisfait des informations obtenues et des audits réalisés ». En d’autres termes, tant pis si l’acquéreur a mal travaillé : une fois l’encre sèche, c’est trop tard ;

- Accompagnement de part et d’autre par des avocats et autres conseils rodés à ce type d’opérations.

Des évolutions gravées dans la jurisprudence

On peut également constater cette évolution dans la jurisprudence de la Cour de cassation. Citons par exemple un arrêt de 2014 (Cour de cassation, Chambre commerciale, 9 décembre 2014, n°13-21.774, Sté Screg Est c/V) où, à la demande de versement de dommages et intérêts par l’acquéreur qui estimait avoir subi des manœuvres dolosives en raison de la découverte d’irrégularités dans les comptes sociaux de la société cédée, les juges de la Cour de cassation avaient répondu que l’acquéreur, qui avait eu accès à tous les documents comptables dont il avait besoin pour faire des analyses, aurait pu repérer l’embellissement grossier des comptes. Ainsi, selon l’attendu de cet arrêt, « soit ces analyses ont été correctement menées et la société acquéreuse, qui avait repéré avant l’achat les anomalies comptables, a fait signer un contrat de garantie de passif en sachant qu’elle allait le mettre en œuvre, soit les analyses ont été mal faites et la société ne peut le reprocher qu’à ses propres agents ». Autrement dit, invoquer le dol dans ces conditions, c’est soit de l’incompétence, soit de la mauvaise foi.

Pour toutes ces raisons, le « dol du vendeur » devrait avoir de plus en plus vocation à disparaître et se cantonner aux « petites » opérations dans lesquelles les parties ne peuvent se permettre de recourir à des acteurs professionnels avertis, ou aux tromperies très sophistiquées.

Un « dol acheteur » parfois en amont des deals

Toutefois, si vendeur et acquéreur peuvent se retrouver à armes égales dans un process intermédié, il n’en est rien dans un process dans lequel les parties ne sont pas de même envergure, et le « dol acheteur » pourrait alors prospérer davantage que le dol vendeur, les manœuvres dolosives devenant alors l’apanage de l’acquéreur prêt à tous les stratagèmes pour réussir à convaincre le vendeur de lui vendre sa société.
Ce « dol acheteur » peut commencer bien en amont, quand il faut « charmer » le vendeur pour le convaincre de faire l’opération de gré à gré, sans avoir recours à une vente intermédiée ou même en prenant des avocats communs (ceux de l’acquéreur évidemment) car « on est amis, et ça limitera les frais ». Cela peut aussi consister à faire rêver le vendeur en lui parlant d’une association, en lui faisant miroiter des moyens qu’il n’a jamais eus pour développer l’entreprise, alors que, dès le lendemain de la prise de participation, l’acquéreur s’emploiera à marginaliser le vendeur, à lui racheter le solde de ses titres à vil prix pour développer un tout autre projet que celui qu’il lui avait vendu ou alors le développer sans lui. Attention au pacte qui liera vendeur et acheteur et aux clauses de leaver ou de rachat. Attention aussi à ne pas donner en garantie de la garantie le solde de ses titres, rendant très tentant la mise en œuvre des garanties obtenues pour obtenir les solde des titres non acquis initialement.
 C’est ainsi l’acquéreur qui cache ses réelles intentions, promettant de s’inscrire dans la continuité de l’histoire familiale du vendeur alors qu’il n’en est rien. L’acquéreur veut avant tout mettre la main sur des actifs, sur des terrains, pour développer un autre projet, séparer murs et fonds et les revendre dès que possible pour optimiser son propre rendement, n’hésitant pas parfois à dépecer l’entreprise si patiemment construite au cours des générations passées.

Une défaillance d'audit fatale

Le « dol acheteur » peut aussi être caractérisé par l’absence d’audit sérieux de l’acquéreur qui dit au vendeur « ne t’inquiète pas, on se fait confiance, je ne vais pas dépenser des tonnes de frais en audit mais tu me donnes une garantie assez large. Je te rassure, on ne met jamais en jeu les garanties ». Ce « on ne met jamais en jeu les garanties » se traduit le plus souvent par l’envoi d’une pluie de réclamations, basées notamment sur la mise en scène d’un manque d’informations suffisantes pour tenter d’obtenir une indemnisation supérieure au plafond de garantie négocié. En effet, prétendre qu’il y a eu un défaut d’information ou une mauvaise information dans des contrats de plus en plus normés apparait souvent comme le seul moyen de dépasser le plafond de garantie imposé par le vendeur et ses conseils conformément à une certaine pratique de marché. Mieux vaut alors faire semblant de ne pas savoir que d’avoir passé des centaines d’heures à tout savoir, surtout si l’information transmise doit revêtir un caractère exonératoire. Avant l’acquisition, cela peut permettre de se démarquer de la concurrence, donner l’impression qu’on est plus simple que les autres pour être l’heureux élu, obtenir la confiance et donc limiter les points de discussion et de friction. Et pour le reste, on verra après. C’est là que le combat peut se révéler disproportionné entre l’acquéreur bardé de conseils qu’il peut mobiliser, multipliant les appels en garantie, alors que le vendeur qui n’a pas les moyens financiers ni la compétence pour faire face, est obligé de céder avant d’être mis sur la paille en « frais de conseils ».

La rédaction des garanties parfois en cause

Une autre forme que pourrait revêtir le « dol acheteur » consiste dans le fait pour l’acquéreur de se garder sous le coude une réclamation au titre de la garantie, identifiée par l’acquéreur à l’occasion de ses travaux d’audits mais non partagée avec le vendeur qui ignore probablement le sujet, n’ayant pas lui-même réalisé un audit sur sa société. Sachant très bien que le vendeur ne vendra pas en dessous d’un certain prix, l’acquéreur pourrait être tenté de ne pas évoquer un sujet qui, s’il avait été évoqué avec le vendeur, aurait conduit soit à une baisse du prix, soit à une garantie spécifique, ces deux solutions pouvant être rédhibitoires pour le vendeur si le prix négocié constitue déjà le prix plancher en-dessous duquel le vendeur n’aurait pas contracté. Ainsi, le vendeur pense vendre à un certain prix et consentir une garantie générale pour couvrir les aléas au titre de la période antérieure au closing, alors que de son côté, l’acquéreur sait pertinemment qu’il récupérera une partie du prix payé en mettant en œuvre la garantie sur le sujet identifié. S’il en avait parlé avec le vendeur avant de signer, il aurait pu perdre le deal.
Le « dol acheteur » peut enfin se cacher dans la rédaction de la garantie lorsque l’acquéreur obtient du vendeur un contrat déséquilibré au regard de ce qu’il est censé connaître à la suite d’un process organisé, pour respecter une politique interne groupe qui a bon dos : « si je n’ai pas cette garantie, cette rédaction, je ne peux faire l’opération car c’est une question de policy chez nous ». Le but est d’obtenir la possibilité de reprendre d’une main une partie du prix qu’il a fallu lâcher pour être le vainqueur du process et réussir à faire l’opération.

Des approches aujourd'hui standardisées

Toutefois, plus l’acquéreur est sophistiqué et structuré, avec notamment un legal counsel interne qui chapeaute un service juridique étoffé, plus il a l’habitude de faire des acquisitions, moins il est crédible en jouant la partition du « mari trompé ». Il existe même des structures où un « avocat interne » est chargé de coacher les avocats conseils sur chaque opération. Prétendre ne pas savoir ou ne pas avoir été mis en capacité de savoir devient irréel.
Depuis 20 ans, l’information a circulé, les conseils se sont multipliés, se sont formés et il est de plus en plus difficile de prétendre être ignorant. Le capital investissement s’est considérablement développé et a eu des impacts majeurs sur les process d’acquisition. Comprenant qu’avec des conseils de même envergure, on allait perdre des jours et des nuits à négocier des garanties difficiles à mettre en œuvre, on s’est passé de plus en plus des garanties et on a standardisé les approches, à tort ou à raison. De bons audits, un contrat standard et l’opération est bouclée. Process is process. Mais cette pratique repose avant tout sur une approche extrêmement professionnalisée et des acteurs habitués à dérouler. Lorsque ce n’est pas le cas, il faut néanmoins rester professionnel et ne pas faire des impasses, dangereuses pour le vendeur quand il a une expertise moindre que son acquéreur. Les conseils servent à cela… s’ils sont indépendants.

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